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Pierre Ivanovitch lui jeta, à travers ses lunettes sombres, un regard énigmatique, qu’éclairait un léger sourire.

« L’homme qui se vante de n’avoir pas d’illusions a du moins celle-là », fit-il d’un ton amical. « Mais je vois ce qu’il en est, Kirylo Sidorovitch. Vous visez au stoïcisme. »

« Le stoïcisme ! C’est une pose des Grecs et des Romains ! Laissons-leur cela. Nous sommes des Russes, c’est-à-dire des enfants, des naïfs, des cyniques, si vous préférez. Au moins tout cela n’est pas de la pose. »

Un long silence suivit. Les deux hommes marchaient lentement sous les tilleuls. Pierre Ivanovitch avait passé les mains derrière son dos ; Razumov se sentait glisser sur le sol humide et sans gravier de l’allée trop ombragée. Il se demandait avec inquiétude s’il disait bien les paroles voulues. Il aurait dû, se disait-il, mener plus à son gré la conversation. Le grand homme, de son côté, paraissait réfléchir. Il s’éclaircit la gorge, et Razumov sentit un réveil douloureux de mépris et de crainte.

« Je suis surpris… », commença doucement Pierre Ivanovitch. « À supposer fondées vos accusations, il paraît déraisonnable, dans votre cas, de parler de calomnies ou de bavardages. Oui, c’est déraisonnable. Le fait est, Kirylo Sidorovitch, que rien de ce que l’on sait sur votre compte ne pourrait prêter à bavardages ou même à calomnie. Jusqu’ici, vous êtes pour nous l’homme associé à un acte remarquable, l’acte que l’on avait attendu, que l’on avait tenté aussi, mais sans succès. Des gens ont péri, pour avoir essayé ce que Haldin et vous avez fini par faire. C’est avec ce prestige que vous nous arrivez de Russie. Mais vous n’avez pas été très communicatif, Kirylo Sidorovitch, avouez-le. Les gens que vous avez rencontrés m’ont fait part de leurs impressions ; l’un m’écrit ceci, l’autre cela ; mais je veux me faire une opinion personnelle, et j’ai attendu pour cela de vous voir. Vous n’êtes pas un homme ordinaire, voilà ce qui est absolument certain. Vous êtes renfermé, très renfermé. Cette taciturnité, ce front sévère, ce quelque chose d’inflexible et de mystérieux que l’on décèle en vous, légitiment tous les espoirs, tout en provoquant une certaine curiosité sur le fond de votre pensée. Il y a quelque chose d’un Brutus… »

« Épargnez-moi ces allusions classiques, je vous en supplie, s’écria nerveusement Razumov. « Junius Brutus n’a rien à faire ici. C’est ridicule ! Voulez-vous inférer… », poursuivit-il d’un ton sarcastique mais plus modéré, « voulez-vous inférer que les révolutionnaires