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et contempla la terrasse, avec son mur de briques aux cintres surbaissés, sa parure pauvre de maigres plantes grimpantes, et son étroite bordure de fleurs négligées.

« C’est ici ! » pensait-il, avec une sorte de terreur ; « c’est ici ! en cet endroit même !… »

Il fut tenté de fuir, au seul souvenir de sa première rencontre avec Nathalie Haldin. Il s’avoua ce désir, mais n’y céda point, moins pour résister à une faiblesse indigne que faute de savoir où chercher un refuge. Il ne pouvait pas quitter Genève. Point n’était besoin de réflexion pour comprendre l’impossibilité de la chose : c’eût été un aveu fatal, un véritable suicide moral ; c’eût été aussi un danger physique. Et, d’un pas lent, il gravit les degrés de la terrasse, entre deux urnes de pierre souillée et verdâtre, à l’aspect funéraire.

Au bout de la large plateforme, dont le gravier décoloré laissait percer quelques brins d’herbe, s’ouvrait toute grande la porte de la maison, flanquée des fenêtres aux volets clos du rez-de-chaussée. Razumov jugea que son arrivée avait dû être signalée, en voyant tête nue, dans l’embrasure, Pierre Ivanovitch qui semblait l’attendre.

L’aspect cérémonieux de la redingote noire et l’absence de chapeau étaient faits pour jeter un doute nouveau sur le rôle joué dans cette maison, louée à Mme de S., son Égérie, par le plus grand féministe de l’Europe. Son attitude disait le formalisme du visiteur et la liberté du propriétaire. Barbu, le teint fleuri et les yeux masqués de verres sombres, il vint à la rencontre de Razumov et passa familièrement son bras sous celui du jeune homme.

Razumov fit, pour réprimer tout signe de répugnance, un effort rendu presque instinctif chez lui par la nécessité d’une constante prudence. Cette nécessité même avait figé son expression en un masque d’orgueil austère et quasi fanatique. Le détachement sévère de ce nouvel émissaire de la Russie révoltée, impressionna une fois de plus le « fugitif héroïque ». Il adopta un ton conciliant et confidentiel pour lui dire que Mme de S. reposait, après une mauvaise nuit ; elle avait souvent de mauvaises nuits. Mais il avait laissé son chapeau là-haut sur le palier pour descendre sur la terrasse ; il voulait mener son jeune ami dans une des allées ombreuses qui couraient derrière la maison et avoir avec lui une bonne conversation, à cœur ouvert.

En faisant cette proposition, le grand féministe scrutait les traits immobiles de son interlocuteur et ne put s’empêcher de s’écrier :

« Ma parole, mon jeune ami, vous êtes un homme extraordinaire ! »