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« J’aimerais faire quelques pas avec vous. »

Je préférais, après tout, ce jeune homme énigmatique à son grand compatriote, le célèbre Pierre Ivanovitch. Mais je n’avais nulle raison de me montrer particulièrement aimable.

« Je me rends maintenant à la gare, par le plus court chemin, au devant d’un ami qui arrive d’Angleterre », répliqué-je à cette proposition inattendue, dont j’espérais pourtant voir sortir quelque éclaircissement. Comme nous nous tenions sur le bord du trottoir pour laisser passer un tramway, il me dit d’un ton las :

« J’aime ce que vous venez de dire. »

« Vraiment ? »

Nous descendîmes ensemble sur la chaussée.

« Toute la question », fit-il, « c’est de bien comprendre la nature de cette malédiction. »

« Cela ne me paraît pas très difficile. »

« À moi non plus », concéda-t-il, sans d’ailleurs que cette approbation le rendît moins énigmatique.

« Une malédiction, c’est un charme malfaisant », poursuivis-je, pour le mettre à l’épreuve, « et la grande question, la seule question qui importe, c’est de trouver le moyen de vaincre ce charme. »

« En effet, c’est ce moyen-là qu’il faudrait trouver ! »

C’était encore une approbation, mais tout en prononçant ces paroles, il semblait penser à autre chose. Nous avions traversé en diagonale l’espace ouvert devant le théâtre, et nous descendions une rue large et peu fréquentée qui conduit à l’un des petits ponts. Le jeune homme restait à mon côté, sans parler.

« Vous ne pensez pas quitter bientôt Genève ? » demandai-je, après une longue pause.

Il garda si longtemps le silence que je commençais à craindre d’avoir été indiscret et de n’obtenir aucune réponse. J’aurais pu croire même, en le regardant, que ma question lui avait causé une véritable angoisse, manifestée par la crispation des mains qu’il serrait avec force, à la dérobée. Il finit pourtant par maîtriser suffisamment son émotion douloureuse, et me dit n’avoir aucune intention de ce genre. Il devint même plus communicatif et n’affecta plus la sécheresse et le ton tranchant dont il avait usé jusqu’alors. Avec une certaine cordialité, il me dit son intention d’étudier et d’écrire ; il alla jusqu’à me faire part de son passage à Stuttgart… à Stuttgart que je savais être l’un des centres révolutionnaires. Le comité directeur d’un des partis