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Il approcha si brusquement du mien son visage aux narines furieusement dilatées, que j’eus grand’peine à ne pas me rejeter en arrière.

« Vous me demandez ?… Je suppose que tout cela vous amuse !… Écoutez ! Je suis un travailleur. J’étudiais. Oui ! j’étudiais ferme… Il y a de l’intelligence ici » (il se frappait le front du bout des doigts). « Ne croyez-vous pas qu’un Russe puisse avoir des ambitions raisonnables ? Oui, j’avais même en vue de belles perspectives… C’est vrai ! Vous me voyez ici… à l’étranger ! Tout est parti, perdu, sacrifié ! Vous me voyez ici… et vous demandez !… Vous me voyez, n’est-ce pas, assis devant vous ? »

Il se rejeta violemment en arrière ; je m’efforçais de garder mon calme.

« Oui, je vous vois bien, et je suppose que c’est l’affaire Haldin qui vous a conduit ici… »

Il changea de ton.

« Vous appelez cela l’affaire Haldin ; ah vraiment ? » fit-il avec indifférence.

« Je n’ai aucun droit à vous rien demander », fis-je, « et je ne veux pas me mêler de vos affaires. Mais vous ne sauriez regarder avec indifférence la mère et la sœur de celui qui dut être un héros à vos yeux. La jeune fille est une créature franche et généreuse, pleine… disons… de nobles illusions. Vous ne lui direz rien… ou vous lui direz tout. Mais, pour en venir au but de cette conversation, il faut d’abord songer à l’état maladif de sa mère. Peut-être pourrions-nous, avec votre aide, trouver un moyen d’apporter quelque soulagement à cette âme bouleversée et souffrante, à cette âme débordante de tendresse maternelle. »

Il parut accentuer à dessein son air d’indifférence lassée.

« Oui, ce serait possible », marmotta-t-il d’un ton insouciant.

Il mit la main sur sa bouche pour dissimuler un bâillement. Il y avait sur ses lèvres, lorsqu’il les découvrit, une ombre de sourire.

« Excusez-moi ; cette conversation a été longue, et je n’ai guère dormi, les deux dernières nuits ».

Cette singulière excuse, pour être inattendue et un peu insolente, avait au moins le mérite de la sincérité. Il n’avait presque plus connu de repos nocturne depuis le jour où, dans le parc du Château Borel, la sœur de Victor Haldin lui était apparue. Dans le document que je devais avoir plus tard entre les mains, document sur lequel se fonde surtout ce récit, j’ai trouvé notées les perplexités et les terreurs