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« Sa confiance ! à ce vieil individu ! à cet étranger ! »

Je comprenais ces termes, parce qu’à moi aussi il paraissait si singulièrement étranger. Cependant, au total, il m’impressionnait de façon plutôt favorable. Il y avait, chez ce jeune homme, un air d’intelligence et même de distinction très supérieur à celui de la moyenne des étudiants et des autres habitants de la Petite Russie. Ses traits étaient plus nets que ceux de la plupart des Russes ; il avait une mâchoire bien dessinée, des joues pâles et rasées de près ; son nez formait une crête et non pas une simple protubérance. Il portait son chapeau baissé sur les yeux ; ses cheveux noirs bouclés tombaient sur sa nuque ; on devinait des membres vigoureux sous le vêtement brun mal ajusté ; la voussure légère des épaules leur donnait un air de largeur avantageuse. En somme, je ne fus pas désappointé. Studieux… robuste… timide…

Je sentis, à peine éteinte la voix de Mlle Haldin, la main du jeune homme serrer la mienne ; c’était une main musclée et ferme, mais singulièrement chaude et sèche aussi. Brève et dénuée de cordialité, cette poignée de mains ne s’accompagna pas du moindre mot ou du plus léger murmure.

Je me préparais à laisser les jeunes gens, mais Mlle Haldin me toucha légèrement le bras, avec un geste significatif qui impliquait un désir manifeste. Sourie qui voudra, mais je n’étais que trop disposé à rester près de Nathalie Haldin, et je n’ai pas honte d’avouer qu’il n’y avait pas là, pour moi, matière à sourire. Je ne restais pas comme serait resté un jeune homme, soulevé au-dessus de la terre, et en équilibre, pour ainsi dire, dans l’air, mais avec calme, les pieds sur le sol et l’esprit appliqué à pénétrer les intentions de la jeune fille.

Elle s’était tournée vers Razumov :

« Oui, c’est bien ici l’endroit,… l’endroit même où j’espérais vous rencontrer ; je suis venue m’y promener tous les jours. Ne vous excusez pas ; je comprends. Je vous remercie d’être venu aujourd’hui, mais je ne puis rester davantage. C’est impossible : il faut que je rentre bien vite à la maison. Oui, malgré votre présence, il faut que je me sauve. Je suis restée déjà trop longtemps dehors… Vous comprenez ?… »

Ces dernières paroles s’adressaient à moi. Je remarquai que M. Razumov passait le bout de sa langue sur ses lèvres, comme aurait pu le faire un homme altéré et fiévreux. Il prit la main gantée de noir, tendue