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Alors vous l’avez quitté ainsi ? Mais puis-je vous demander si vous l’avez revu depuis ? »

Mlle Haldin laissa un instant sans réponse ma question très directe, puis, tranquillement :

« J’espérais le rencontrer ici même aujourd’hui », dit-elle.

« Vraiment. C’est donc dans ce jardin que vous vous retrouvez ? Mais alors mieux vaut que je vous quitte tout de suite… »

« Non ; pourquoi me quitter ? Ne croyez pas que nous ayons l’habitude de nous retrouver ici ; je n’ai pas revu M. Razumov depuis cette première rencontre ; pas une seule fois. Mais je l’ai attendu… »

Elle s’arrêta, et je me demandai en moi-même pourquoi le jeune révolutionnaire montrait si peu d’empressement.

« Avant de le quitter, je dis à M. Razumov que je venais tous les jours faire à cette heure une promenade dans ce jardin. Je ne pouvais pas lui dire les raisons qui m’empêchaient de le prier de venir nous voir tout de suite. Il faut préparer ma mère à une telle visite. Et puis, voyez-vous, je ne sais pas moi-même ce que M. Razumov peut avoir à nous dire. À lui aussi, il faut parler d’abord de l’état de ma pauvre mère. Toutes ces pensées affluèrent à la fois à mon esprit et m’amenèrent à lui dire en hâte que j’avais une raison pour ne pas le voir encore à la maison, mais que je passais régulièrement ici tous les jours. C’est un lieu public, mais peu fréquenté d’ordinaire à cette heure, et j’ai pensé qu’il nous serait un très précieux asile… Ce jardin est aussi tout près de notre maison… et je n’aime pas m’éloigner trop de ma mère. Notre servante saurait où me trouver, au cas où l’on aurait tout à coup besoin de ma présence. »

« Oui, c’est très commode, à ce point de vue », opinai-je.

Et, en fait, je trouvais que ces Bastions constituaient un endroit bien choisi pour ces entrevues, tant que la jeune fille trouverait imprudent d’amener le jeune homme à sa mère. C’était donc ici, pensais-je, avec un regard circulaire sur la banalité déplorable de cette promenade, que leur connaissance se nouerait et se poursuivrait dans l’échange des indignations généreuses et des sentiments extrêmes, trop poignants peut-être pour la conception d’un esprit non russe. Je les voyais ces deux jeunes gens, qui avaient échappé au sort de quatre-vingt millions de leurs concitoyens broyés entre deux meules de moulin, je les voyais marcher sous ces arbres, leurs jeunes têtes toutes proches. Oui, c’était un endroit parfait pour se promener et pour bavarder. Je m’avisai même, tandis que nous tournions une fois encore le dos aux larges