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le récit de la visite de Mlle Haldin au château Borel. Je voulais en faire part simplement, pour faire plus aisément admettre ce que je veux dire maintenant de la présence à Genève de M. Razumov. C’est ici, ne l’oubliez pas, une histoire russe, écrite pour des oreilles occidentales, oreilles mal préparées, je l’ai fait déjà remarquer, à certains accents de cynisme et de cruauté, de détresse et même de négation morales, inconnues désormais dans nos régions. Et c’est mon excuse pour avoir abandonné Mlle Haldin au milieu du petit groupe formé, devant la terrasse du château Borel, par la rencontre des deux femmes et des deux hommes.

Les faits que je viens de résumer s’imposaient à mon esprit, lorsque j’interrompis, comme je l’ai déjà dit, Mlle Haldin, en m’écriant, sur un ton de véritable joie :

« En somme, vous n’avez pas du tout vu Mme de S. ? » Mlle Haldin secoua la tête. Ce fut une grosse satisfaction pour moi. Elle n’avait pas vu Mme de S. Parfait ; parfait ! La conviction heureuse me vint à l’esprit que,… maintenant,… elle ne connaîtrait jamais Mme de S. Et cette conviction ne pouvait me venir que de l’idée de la rencontre de Mlle Haldin avec le remarquable ami de son frère. Je préférais cet ami à Mme de S. comme compagnon et comme guide d’une jeune fille, abandonnée à son inexpérience par la fin tragique de son frère. Fin misérable, mais qui avait clos au moins une vie sincère ; les pensées de Victor Haldin avaient pu être généreuses, ses souffrances morales profondes ; son acte suprême avait été un véritable sacrifice ! Ce n’est pas à nous, calmes amants, apaisés par la possession d’une liberté conquise, à condamner sans appel les fureurs d’un désir contrarié.

Je n’ai aucune honte à convenir de la chaleur de mon estime pour Mlle Haldin. C’était, on le comprend, un sentiment désintéressé qui portait en lui toute sa récompense. C’est à sa lumière que Victor Haldin m’apparaissait comme un pur enthousiaste, et non pas comme un conspirateur sinistre. Je n’aurais, certes, pas voulu le juger, mais le fait même qu’il n’avait pas fui, ce fait qui avait si douloureusement frappé sa mère et sa sœur, me parlait en sa faveur.

La crainte aussi de voir la jeune fille céder à l’influence révolutionnaire et féministe du Château Borel me prédisposait fort en faveur de l’ami de Victor Haldin. Il ne représentait pour moi qu’un nom, me direz-vous. D’accord ! Un nom ! Le seul nom même, le seul nom mentionné dans la correspondance du frère à la sœur. Le jeune