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mais, si vous préférez le cours de vos pensées à mon bavardage, je m’assiérai sur la dernière marche et ne dirai plus un mot. »

Mlle Haldin s’empressa d’affirmer qu’elle s’intéressait fort au contraire à l’histoire du jeune lithographe. C’était un révolutionnaire, bien entendu ?

« Un martyr, un simple », fit la dame de compagnie, avec un faible soupir et un regard rêveur à travers la porte ouverte. Elle tourna vers Mlle Haldin le regard embrumé de ses yeux bruns.

« J’ai vécu quatre mois avec lui. Et ce fut un vrai cauchemar ! ».

Pour répondre au regard interrogateur de Mlle Haldin, elle se mit à lui décrire le visage émacié de l’homme, ses membres dépourvus de chair, son total dénuement. La pièce dans laquelle la marchande de pommes l’avait conduite, était un pauvre galetas, misérable repaire juché sous les combles d’une maison sordide. Le plâtre détaché des murs couvrait le sol et, quand on ouvrait la porte, une horrible tapisserie de toiles d’araignées noires flottait dans le courant d’air. L’ouvrier, libéré quelques jours avant, avait été jeté de la prison dans la rue. Et, pour la première fois, Mlle Haldin croyait voir se dessiner un visage et un nom sur le corps de ce peuple souffrant, dont le sort rigoureux avait fait, entre son frère et elle, l’objet de tant de conversations, dans leur jardin de campagne.

Il avait été arrêté avec des centaines d’autres gens, pour cette affaire des traités de tempérance lithographiés. La police, malheureusement, avait mis la main sur de nombreux suspects, et cru pouvoir arracher à certains d’entre eux des informations concernant la propagande révolutionnaire.

« On le battit si cruellement, au cours des interrogatoires », continuait la dame de compagnie, « qu’on amena chez lui des lésions internes. Quand on le relâcha, son destin était scellé. Il ne pouvait plus rien faire pour lui-même. Je le trouvai couché sur un bois de lit, sans aucune literie, la tête appuyée sur un paquet de chiffons sales, dus à la charité d’un vieux chiffonnier, habitant de la maison. Il gisait là, sans couvertures, brûlant de fièvre, et n’avait même pas dans la chambre un pot à eau pour étancher sa soif. Il n’y avait rien, rien que le bois de lit… et le sol nu ! »

« Mais ne se trouvait-il donc pas, dans cette grande ville, un libéral, un révolutionnaire, pour tendre à un frère une main secourable ? » demanda Mlle Haldin avec indignation.

« Si, évidemment. Mais vous ne savez pas ce qu’il y avait de plus