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sans chaleur. Dans l’air même qui nous baignait, il n’y avait que peu de tiédeur, et le ciel, le ciel de ce pays sans horizon, balayé et lavé par les averses d’avril, n’était qu’une nappe de bleu cruel et froid, étendue sans profondeur, brusquement rétrécie par le mur sombre et terne du jura, où s’attardaient, çà et là, quelques misérables traînées et quelques plaques de neige. Toute la gloire de la saison devait émaner de la jeune fille, et j’étais heureux de sentir cette impression dans sa vie, fût-ce pour un temps très court.

« J’ai plaisir à vous entendre parler ainsi. »

Elle me jeta un regard rapide, rapide, mais non furtif.

S’il y a une chose dont elle fût parfaitement incapable, c’était d’une dissimulation quelconque. Sa sincérité s’exprimait dans le rythme même de sa marche. C’est moi, au contraire, qui la regardais presque à la dérobée. Je savais où elle avait été, mais je ne savais pas ce qu’elle avait pu voir ou entendre dire dans ce repaire de conspirateurs aristocratiques qu’était le château Borel. Je me sers du mot aristocratique, faute d’un terme meilleur.

Le château Borel, niché parmi les arbres et les buissons de son parc négligé, connaissait de nos jours une certaine célébrité, analogue à celle dont s’auréolait, au temps de Napoléon, la résidence d’une autre dangereuse exilée, Mme de Staël. Seulement le despotisme d’un Napoléon, héritier botté de la Révolution, qui tenait pour ennemie digne de surveillance, cette femme intellectuelle, ne ressemblait en rien à l’autocratie mystique engendrée par la servitude d’une conquête tartare. Et Mme de S. était fort loin de ressembler à la femme de talent qui écrivit Corinne. Elle se vantait fort des persécutions dont elle aurait été la victime. J’ignore si, dans certains cercles, on la tenait pour dangereuse. En tous cas la surveillance du château Borel ne pouvait guère s’exercer que de façon très lointaine. Sa situation écartée en faisait un séjour idéal pour l’éclosion de complots transcendants, qu’ils fussent d’ailleurs sérieux ou futiles. Mais tout cela ne m’intéressait guère, et je voulais seulement savoir l’effet que les extraordinaires habitants du château, et son atmosphère spéciale, avaient pu produire sur une jeune fille comme Mlle Haldin, si droite, si honnête, mais si dangereusement inexpérimentée. En face des instincts vils de l’humanité, l’inconsciente noblesse de son ignorance la laissait désarmée contre ses propres impulsions. Et il y avait aussi cet ami de son frère, cet intéressant voyageur arrivé de Russie ! Je me demandais si elle avait pu le rencontrer.