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homme qu’il avait connu à Pétersbourg. Ce devait être un de ses amis intimes ; au moins c’est chose probable, car c’est le seul homme dont mon frère ait jamais mentionné le nom dans les lettres qu’il m’adressait. Absolument le seul. Et le croiriez-vous ? cet homme est ici. Il est arrivé récemment à Genève. »

« L’avez-vous vu ? » demandai-je. « Oui, vous devez l’avoir vu, naturellement. »

« Non, non ! je ne l’ai pas vu. Je ne savais pas qu’il fût ici ; c’est Pierre Ivanovitch lui-même qui vient de me l’apprendre. Vous l’avez entendu parler d’un nouveau venu de Pétersbourg. Eh bien c’est cet homme-là dont mon frère proclame « l’existence pure, noble et solitaire ! » Un ami de mon frère ! »

« Il est sans doute compromis au point de vue politique ? » remarquai-je.

« Je ne sais pas. Mais c’est bien probable. Qui sait ? Peut-être est-ce son amitié même pour mon frère qui… Mais non, ce n’est guère possible. En somme je n’ai d’autres renseignements que ceux de Pierre Ivanovitch. Ce jeune homme a présenté une lettre d’introduction du Père Zozime ; vous savez, le prêtre démocrate ; vous avez entendu parler du Père Zozime ? »

« Oh oui, le fameux Père Zozime qui, l’an dernier, a passé deux mois à Genève », repris-je. « Après son départ, il semblait avoir disparu de la scène du monde. »

« Il paraît qu’il s’est remis à l’œuvre en Russie, du côté du Centre », dit Mlle Haldin, avec animation. « Mais, je vous en prie, n’en dites rien à personne ; ne laissez rien échapper, car si les journaux s’emparaient de cette nouvelle, le Père pourrait être en danger. »

« Vous avez évidemment un grand désir, de rencontrer cet ami de votre frère ? » demandai-je.

Mlle Haldin remit la lettre dans sa poche. Ses yeux se dirigèrent par dessus mon épaule vers la porte de la chambre maternelle.

« Pas ici », murmura-t-elle. « Pas pour la première fois, au moins. »

Après un moment de silence, je lui dis au revoir, mais Mlle Haldin me suivit dans l’antichambre, en fermant soigneusement la porte derrière nous.

« Vous devinez où je veux aller demain ?… »

« Vous vous êtes décidée à faire une visite à Mme de S… ? »

« Oui ; j’irai au château Borel ; il le faut. »

« Que pensez-vous donc y apprendre ? » demandai-je à voix basse,