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dans toutes les gloires de l’exploration. À cette époque, il y avait pas mal d’espaces blancs sur la terre et quand j’en apercevais un sur la carte qui avait l’air particulièrement attrayant (mais ils ont tous cet air-là !) je posais le doigt dessus et disais : « Quand je serai grand, j’irai là ». Le Pôle Nord fut l’un de ces blancs, je me rappelle. Je n’y suis pas encore allé et à présent je n’essaierai pas… Le prestige a disparu… D’autres blancs étaient dispersés autour de l’Équateur et par toutes sortes de latitudes sur les deux hémisphères… Je suis allé voir certains d’entre eux, et…, — mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Il y en avait un cependant, le plus grand, le plus « blanc » si j’ose dire qui entre tous m’attirait.

« Il est vrai qu’au moment dont je vous parle, ce n’était plus un vrai blanc. Depuis mon enfance, il s’était garni de rivières, de lacs, de noms. Il avait cessé d’être un vide espace de mystérieuses délices, l’endroit vierge à faire glorieusement rêver un enfant. C’était devenu une région de ténèbres. Il y avait là notamment un fleuve, un énorme fleuve qu’on distinguait sur la carte, pareil à un immense serpent déroulé, la tête dans la mer, son corps au repos s’étendant au loin au travers d’une vaste contrée, la queue perdue dans les profondeurs de l’intérieur. Et tandis que j’en contemplais la carte à une devanture, il me fascinait comme un serpent le ferait d’un oiseau, un pauvre