sauvagerie, comme une aiguille dans une botte de foin ; le froid, le brouillard, les tempêtes, les maladies, l’exil et la mort : la mort rôdant dans l’air, dans l’eau, dans les fourrés… Ils devaient mourir comme des mouches ici !… Et cependant il s’en tirait. Il s’en tirait même fort bien sans doute et sans trop y songer, sinon, plus tard, peut-être pour se vanter de tout ce qu’il lui avait fallu endurer en son temps. Oui, ils étaient hommes à regarder les ténèbres en face. — Et peut-être se réconfortait-il à songer à ses chances de promotion à la flotte de Ravenne — pour peu qu’il eût de bons amis à Rome et qu’il résistât à l’affreux climat. — Ou bien encore, imaginez un jeune citoyen de bonne famille en toge, — trop de goût pour les dés, peut-être, vous savez où cela mène — arrivant ici à la suite de quelque préfet, d’un percepteur d’impôt, voire d’un marchand, pour rétablir sa fortune. Débarquer dans une fondrière, marcher à travers bois et enfin dans quelque poste à l’intérieur sentir que la sauvagerie, l’absolue sauvagerie s’est refermée autour de vous, toute cette vie mystérieuse de la sauvagerie, qui remue dans le fourré, dans la jungle, dans le cœur même des hommes sauvages. Et il n’y a pas d’initiation possible à ces mystères-là !… Il lui faut vivre au sein de l’incompréhensible, ce qui en soi déjà est détestable… Et il y a là-dedans une sorte de fascination pourtant qui
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