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ceux qui poursuivaient la gloire, tous avaient descendu ces eaux, portant l’épée et souvent la torche, hérauts de la puissance de cette terre, dépositaires d’une étincelle du feu sacré. Quelle grandeur n’avait dérivé au fil de ce fleuve vers la promesse d’un monde inconnu !… Rêves d’hommes ; semence de dominions ; germes d’empires !…

Le soleil s’était couché : l’ombre tomba sur les eaux, et des lumières commencèrent d’apparaître au long du rivage. Le phare de Chapman, hissé comme sur trois pattes, au-dessus de son banc de vase, jetait un vif éclat. Des feux de navire glissaient dans le chenal, faisaient un grand remuement de lueurs qui avançaient ou s’éloignaient. Et plus à l’Ouest, au-dessus des eaux d’amont, l’emplacement de la ville monstrueuse demeurait sinistrement marqué dans le ciel, nuée pesante durant le jour, reflet livide sous les étoiles.

— « Et ceci aussi, dit Marlow tout à coup, a été un des endroits sauvages de la terre !… »

Il était le seul d’entre nous qui courût encore les mers. Le pis qu’on eût pu dire de lui, c’est qu’il ne représentait pas son espèce. C’était un marin, mais un vagabond aussi, alors que la plupart des marins mènent, si l’on peut ainsi s’exprimer, une vie sédentaire. Leur âme est casanière ; leur maison, le navire, est toujours avec eux et pareillement leur pays, qui est la mer. Aucun navire qui ne ressemble à un autre navire, et la mer est