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Nous échangeâmes quelques mots nonchalamment. Ensuite il se fit un silence à bord du yacht. Pour je ne sais quelle raison, nous n’entamâmes point cette partie de dominos. Nous nous sentions pensifs et disposés à rien d’autre qu’à une placide contemplation. Le jour s’achevait dans une sérénité d’un éclat tranquille et exquis. L’eau brillait paisiblement ; le ciel, sans une tache, n’était que bénigne immensité de lumière pure ; le brouillard même, sur les marais de l’Essex, était pareil à un tissu transparent et radieux qui, accroché aux collines boisées de l’intérieur, drapait les rives basses dans ses plis diaphanes. Seule l’obscurité à l’Ouest, suspendue au-dessus des eaux d’amont, se faisait d’instant en instant plus épaisse, comme irritée par l’approche du soleil.

Et enfin, dans sa chute oblique et imperceptible, le soleil toucha l’horizon et du blanc incandescent passa à un rouge obscur, sans rayons et sans chaleur, comme s’il allait soudainement s’éteindre, touché à mort au contact de cette nuée qui couvait une multitude d’hommes.

L’aspect des eaux aussitôt s’altéra : la sérénité se fit moins brillante mais plus profonde. Le vieux fleuve dans sa large étendue reposait sans une ride au déclin du jour, après tant de siècles de loyaux services à la race qui peuplait ses bords, étendu dans la tranquille dignité d’un chenal menant aux confins les plus reculés du monde.