Page:Conrad - Jeunesse, suivi du Cœur des ténèbres, 1925.pdf/67

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et chaude. De nos bras endoloris, nous souquons sur les avirons, et tout à coup, une risée, une risée faible et tiède, toute chargée d’étranges parfums de fleurs, de bois aromatiques, s’exhale de la nuit paisible, — premier soupir de l’Orient sur ma face. Cela, jamais je ne pourrai l’oublier. C’était un souffle impalpable et enchanteur, comme un charme, comme le chuchotement prometteur de mystérieuses délices.

« Nous avions nagé onze heures, durant cette dernière étape. Nous étions deux aux avirons et celui dont c’était le tour de se reposer tenait la barre. Nous avions aperçu le feu rouge de cette baie et nous avions mis le cap dessus, pensant bien qu’il devait marquer quelque petit port côtier. Nous avions dépassé deux navires d’aspect exotique, d’arrière très haut, endormis à l’ancre, et en approchant du feu, très faible maintenant, le canot vint heurter du nez l’extrémité d’un appontement. Nous étions morts de fatigue. Mes hommes lâchèrent les avirons et s’affalèrent sur les bancs comme des cadavres. Je m’amarrai à un pieu. Un courant ridait l’eau mollement. L’obscurité parfumée du rivage formait de vastes masses, probablement des touffes colossales de végétation, — formes muettes et fantastiques. À leurs pieds le demi-cercle d’une plage étincelait faiblement, comme une illusion. Pas une lumière, pas un mouvement, pas un son. Le mystérieux