je tenais mon premier commandement debout à la lame. Je n’avais pas su jusque-là à quel point j’étais pour de bon un homme. Je me rappelle les visages tirés, les silhouettes accablées de nos deux matelots, et je me rappelle ma jeunesse, ce sentiment qui ne reviendra plus, — le sentiment que je pouvais durer éternellement, survivre à la mer, au ciel, à tous les hommes : ce sentiment dont l’attrait décevant nous porte vers des joies, vers des dangers, vers l’amour, vers l’effort illusoire, — vers la mort : conviction triomphante de notre force, ardeur de vie brûlant dans une poignée de poussière, flamme au cœur, qui chaque année s’affaiblit, se refroidit, décroît et s’éteint, — et s’éteint trop tôt, trop tôt, — avant la vie elle-même.
« Et c’est encore ainsi que l’Orient m’apparaît. J’ai connu ses recoins secrets et j’ai pénétré jusqu’au fond même de son âme : mais à présent, c’est toujours d’une petite embarcation que je la vois, haute ligne de montagnes, bleues et lointaines au matin : pareilles à une brume légère à midi : muraille de pourpre dentelée au coucher du soleil. J’ai encore dans la main la sensation de l’aviron, et dans les yeux la vision d’une mer d’un bleu éclatant. Et je vois une baie, une vaste baie, lisse comme du verre, polie comme de la glace, qui miroite dans l’ombre. Une lueur rouge brille au loin dans le noir de la terre : la nuit est molle