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Assis sur le pont, tous à l’arrière autour d’une caisse ouverte, ils mangeaient du pain et du fromage et buvaient de la bière.

« Contre ce fond de flammes qui se tordaient au-dessus de leurs têtes comme des langues féroces, ils avaient l’air d’être dans leur élément comme des salamandres et faisaient l’effet d’une bande de farouches pirates. Le feu étincelait dans le blanc de leurs yeux, luisait sur la peau blanche que laissaient voir les trous de leurs chemises déchirées. Chacun montrait comme les traces d’une bataille, têtes entourées de bandages, bras en écharpe, chiffon sale enroulé autour d’un genou, et chaque homme avait une bouteille entre les jambes et un morceau de fromage à la main. Mahon se leva. Avec sa belle figure douteuse, son profil romain, sa longue barbe blanche, et dans la main une bouteille ouverte, on eût dit l’un de ces audacieux forbans de jadis, en train de festoyer au milieu de la violence et du désastre. « — Notre dernier repas à bord ! — expliqua-t-il avec solennité. Nous n’avons rien mangé depuis ce matin et ça ne servirait à rien de laisser tout cela ici. » Il se mit à brandir la bouteille et me montra du geste le capitaine endormi. « — Il a dit qu’il ne pouvait rien avaler, aussi je l’ai fait s’étendre, — continua-t-il : et comme j’ouvrais de grands yeux : — Je ne sais pas si vous vous rendez compte, jeune homme, que cet homme-là