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n’y a plus rien à faire, — fit-il. — Mieux vaut larguer la remorque ou bien le navire va flamber tout d’un coup de bout en bout avant que nous n’ayons le temps de décamper. » « Nous nous mîmes à hurler tous ensemble : on sonna la cloche pour attirer l’attention des autres : ils nous remorquaient toujours. Il nous fallut enfin, Mahon et moi, gagner l’avant à quatre pattes, et couper la remorque à coups de hache. On n’avait pas le temps de larguer les bridures. Nous pouvions voir des langues rouges lécher ce chaos d’éclats de bois sous nos pieds, tandis que nous regagnions la dunette.

« Bien entendu, à bord du vapeur, ils s’aperçurent bientôt que nous n’avions plus de remorque. Le navire lança un coup de sifflet. Nous vîmes ses feux décrire un grand cercle, il approcha, vint tout près le long de nous et stoppa. Nous formions tous un groupe serré sur la dunette et le regardions. Chaque homme avait sauvé un petit paquet ou un sac. Soudain une flamme en forme de cône, tordue au sommet, jaillit à l’avant et jeta sur la mer sombre un cercle de lumière, au centre duquel les deux bâtiments côte à côte se balançaient doucement. Le capitaine Beard était resté assis sur la claire-voie, immobile et muet depuis des heures, mais il se leva alors lentement et vint au-devant de nous jusqu’aux haubans d’artimon. Le capitaine Nash hélait :