Page:Conrad - Jeunesse, suivi du Cœur des ténèbres, 1925.pdf/53

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

je leur fis deux fois lâcher le chapeau de la misaine pour essayer de le refaire mieux ? Dites-le moi. Ils n’avaient pas une réputation professionnelle à soutenir, pas d’exemples, pas de compliments. Ce n’était pas le sentiment du devoir : ils savaient tous tirer au flanc, se la couler douce, se défiler, quand ça leur chantait. Était-ce les deux livres dix par mois qui les faisait grimper là-haut ? Ils trouvaient que leurs gages n’étaient pas de moitié assez bons. Non : c’était quelque chose en eux, quelque chose d’inné, de subtil, d’éternel. Je ne veux pas dire que l’équipage d’un navire marchand français ou allemand ne se serait pas aussi bien comporté, mais je doute qu’il l’eût fait de cette façon. Il y avait là une sorte de plénitude, quelque chose de solide comme un principe et de dominateur comme un instinct, la révélation de quelque chose de secret, de ce quelque chose de caché, de ce don du bien et du mal qui fait les différences de races, et qui façonne le destin des nations.

« Ce fut cette nuit-là à dix heures que pour la première fois depuis que nous le combattions, nous vîmes le feu. La vitesse de notre remorquage avait avivé la destruction latente. Une lueur bleue apparut à l’avant et qui brillait sous les débris du pont. Elle vacillait par plaques, elle semblait remuer et ramper comme la lueur d’un ver luisant. Je fus le premier à la voir et en avertis Mahon. « — Il