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était plus ou moins touché. Vous auriez dû les voir ! Quelques-uns de nos hommes étaient en loques, la figure noire comme des charbonniers, comme des ramoneurs, et leurs têtes rondes avaient l’air d’avoir été tondues ras : la vérité était qu’ils avaient eu les cheveux flambés jusqu’à la peau. D’autres, — les hommes non de quart, — réveillés et jetés à bas, ne cessaient de frissonner et de geindre, alors que nous étions tous à l’ouvrage. Mais ils en mettaient tous. Cet équipage de mauvaises têtes de Liverpool avait le cœur bien placé. J’ai pu me convaincre qu’ils l’ont toujours. C’est la mer qui leur donne ça, — le grand espace, la solitude qui environne leurs âmes sombres et taciturnes. Enfin ! on trébucha, on se traîna, on tomba, on se meurtrit les tibias sur les débris, mais nous tirâmes dessus, tout de même. Les mâts tenaient, mais nous ignorions jusqu’à quel point ils pouvaient bien être carbonisés en-dessous. Le temps était presque calme, mais une longue houle d’ouest faisait rouler le navire. Les mâts pouvaient tomber à tout instant. Nous les regardions avec appréhension. On ne pouvait prévoir de quel côté ils tomberaient.

« Puis, nous nous retirâmes à l’arrière et regardâmes autour de nous. Le pont n’était plus qu’un ramassis de planches de champ, de planches debout, d’éclats de bois, de boiseries arrachées. Les mâts se dressaient sur ce chaos comme de grands arbres