Page:Conrad - Jeunesse, suivi du Cœur des ténèbres, 1925.pdf/45

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

au moment de l’explosion. En un clin d’œil, durant l’infinitésimale fraction de seconde qui s’était écoulée depuis que l’établi avait commencé à basculer, j’étais venu m’étaler de tout mon long sur la cargaison. Je me ramassai et me tirai de là. Ce fut aussi rapide que si j’avais rebondi. Le pont n’était qu’un chaos d’éclats de bois, entremêlés comme les arbres dans une forêt après un ouragan, un immense rideau de haillons sales se balançait doucement devant moi. C’était la grand’voile déchiquetée. Je me pris à dire : « La mâture va s’affaler dans un moment », et pour me déhaler de là je filai à quatre pattes du côté de l’échelle de la dunette. La première personne que je vis fut Mahon, les yeux tout ronds, la bouche ouverte et ses longs cheveux blancs hérissés autour de la tête comme un halo d’argent. Il était sur le point de descendre quand la vue du pont qui bougeait, se soulevait, se métamorphosait devant lui en éclats de bois, l’avait comme pétrifié sur l’échelon d’en haut. Je le regardai ahuri, et il me regarda lui aussi avec une singulière expression de curiosité scandalisée. Je ne savais pas que je n’avais plus de cheveux, plus de sourcils, plus de cils, que ma jeune moustache avait flambé, que j’avais la figure toute noire, une joue fendue, une entaille au nez et le menton en sang. J’avais perdu ma casquette, une de mes savates, et ma chemise était en loques. De tout cela, je n’avais pas la moindre