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mais, bien entendu, on tint la route. Pour la première fois, depuis quinze jours, les hommes lavèrent leur linge, et se débarbouillèrent : et on leur donna un dîner soigné. Ils parlaient en termes méprisants de combustion spontanée, et ils donnaient à entendre qu’ils étaient, eux, des gars à éteindre des incendies. En fin de compte, il nous semblait à tous avoir hérité chacun d’une grosse fortune. Mais une horrible odeur de brûlé empestait le navire. Le capitaine Beard avait les yeux caves et les joues creuses. Je n’avais jamais autant remarqué auparavant combien il était tordu et courbé. Lui et Mahon rôdaient gravement aux abords des panneaux et des manches à air, en reniflant. Je fus soudain frappé de voir que Mahon était un très, très vieux bonhomme. Quant à moi, j’étais aussi satisfait et aussi fier que si j’avais contribué à gagner une grande bataille navale. Ô jeunesse !

« La nuit fut belle. Au matin, un navire qui rentrait en Angleterre passa à l’horizon, les mâts seuls en étaient visibles, — c’était le premier que nous eussions vu depuis des mois : mais nous approchions enfin de la terre, le détroit de la Sonde n’étant plus guère qu’à cent quatre-vingt-dix milles et presque droit dans le nord.

« Le lendemain j’avais le quart sur le pont de huit à midi. Au déjeuner du matin, le capitaine avait fait remarquer combien cette odeur persis-