Page:Conrad - Jeunesse, suivi du Cœur des ténèbres, 1925.pdf/37

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

nesse pour me rendre patient. J’avais tout l’Orient devant moi, et toute la vie, et la pensée que c’était sur ce navire que j’avais subi mon épreuve et que je m’en étais tiré à mon honneur. Et je songeais aux hommes d’autrefois qui, bien des siècles auparavant, avaient eux aussi suivi cette même route sur des navires qui ne naviguaient pas mieux, pour aller au pays des palmes, et des épices et des sables jaunes et des peuplades brunes que gouvernaient des rois plus cruels que Néron le Romain et plus magnifiques que Salomon le Juif. La vieille barque se traînait, alourdie par l’âge et le fardeau de son chargement, tandis que moi, je vivais la vie de la jeunesse, dans l’ignorance et dans l’espoir. Elle se traîna ainsi pendant une interminable procession de jours et sa dorure neuve renvoyait ses reflets au soleil couchant et semblait clamer sur la mer assombrie les mots peints sur sa poupe : Judée, Londres, Marche ou meurs.

« Puis nous entrâmes dans l’Océan Indien et fîmes route au nord pour la pointe de Java. Nous avions de petites brises. Les semaines passaient. La Judée se traînait — marche ou meurs, et on commençait chez nous à se dire qu’il fallait nous porter « en retard ».

« Un certain samedi que je n’étais pas de quart, les hommes me demandèrent un ou deux seaux d’eau supplémentaires pour laver leur linge. Comme je n’avais pas envie, à cette heure tardive, de