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que le monde entier nous avait oubliés, que nous n’appartenions à personne, que nous n’arriverions jamais nulle part : on eût dit que par l’effet d’une malédiction, nous étions condamnés à jamais à vivre dans ce fond de port en butte à la risée de générations de dockers oisifs et de bateliers malhonnêtes. J’obtins trois mois de solde et cinq jours de congé et me précipitai à Londres. Cela me prit un jour pour y aller et près d’un autre pour en revenir, mais mes trois mois de solde n’en filèrent pas moins. Je ne sais trop ce que j’en fis. J’allai, je crois, au music-hall, je déjeunai, dînai, soupai, dans un endroit chic de Regent-Street et je revins à l’heure dite, sans avoir rien d’autre à montrer pour prix de trois mois de travail, que les Œuvres complètes de Byron et une couverture de voyage toute neuve. Le batelier qui me ramena à bord me dit :

— « Ah bah ! je croyais que vous aviez quitté cette vieille barque. Elle n’ira jamais à Bangkok.

— « Vous avez vu ça, vous ? lui dis-je avec dédain ; mais cette prophétie ne me disait rien de bon.

« Soudain un homme, un agent de je ne sais qui, survint, muni de pleins pouvoirs. Il avait un visage qui bourgeonnait, une énergie indomptable : c’était un fort joyeux luron. Nous rentrâmes, d’un bond, dans la vie. Un chaland vint le long du bord, prit notre chargement et nous allâmes