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d’un filin les hommes, les pompes et le grand mât, et nous pompions, nous pompions sans relâche, avec de l’eau jusqu’à la ceinture, jusqu’au cou, jusque par-dessus la tête. C’était du pareil au même. On avait oublié ce que c’était que d’être sec.

« Et j’avais quelque part en moi cette pensée : « Ça, ma foi, c’est une sacrée aventure, comme on en lit dans les livres, — et c’est mon premier voyage comme lieutenant, — et je n’ai que vingt ans, — et je tiens bon, tout autant que n’importe lequel de ces hommes, et je garde mes gens d’attaque. » J’étais content. Je n’aurais pas renoncé à cette expérience pour un empire. Il y avait des moments où j’exultais véritablement. Quand cette vieille coque démantelée piquait du nez lourdement, l’arrière dressé en l’air, il me semblait qu’elle lançait comme un appel, comme un défi, comme un cri vers ces nuages impitoyables, les mots inscrits sur sa poupe : « Judée, Londres. Marche ou meurs. »

« Ô jeunesse ! Quelle force elle a, quelle foi, quelle imagination. Pour moi, ce navire, ce n’était pas une vieille guimbarde charriant par le monde un tas de charbon, en guise de fret, — c’était l’effort, l’essai, l’épreuve de la vie. J’y pense avec plaisir, avec affection, avec regret, — comme on pense à un mort que l’on aurait chéri. Je ne l’oublierai jamais… Passez-moi la bouteille…

« Une nuit qu’attachés au mât comme je l’ai