lâchait par morceaux. Les pavois partirent, les épontilles furent arrachées, les manches à air écrasées, la porte de la cabine sauta. Le navire n’avait plus un pouce de sec. Il se vidait peu à peu. Notre grand canot, comme par magie, fut réduit en miettes, à sa place même, sur ses chantiers. Je l’avais saisi moi-même, et j’étais assez fier de mon ouvrage qui avait défié si longtemps la malignité de la mer. Et nous pompions. Et la tempête ne cessait de faire rage. La mer était blanche comme une nappe d’écume, comme un chaudron de lait qui bout : pas d’éclaircie parmi les nuages, pas même un trou grand comme la main, pas même l’espace de dix secondes. Il n’y avait pas pour nous de ciel, il n’y avait pour nous ni étoiles, ni soleil, ni univers, — rien que des nuages en courroux et une mer en fureur. Quart après quart, nous pompions pour sauver nos vies, et cela sembla durer des mois, des années, toute une éternité, comme si nous eussions été des morts condamnés à quelque enfer pour marins. Nous oubliâmes le jour de la semaine, le nom du mois, quelle année l’on était, et jusqu’au souvenir d’avoir jamais été à terre. Les voiles partirent ; le navire était en travers au vent sous un bout de toile : l’océan nous dégringolait dessus, et nous n’y prenions plus garde. Nous manœuvrions les bras des pompes et nous avions des regards d’idiots. Quand nous avions réussi à ramper sur le pont, j’entourais
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