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bruissement des arbres agités par le vent, les murmures de la cohue sauvage, le faible frémissement des mots incompréhensibles proférés au loin, le soupir d’une voix qui parlait par-delà le seuil des ténèbres éternelles. « Mais vous l’avez entendu !… Vous savez !… » s’écria-t-elle.

— « Oui, je sais… » fis-je, avec je ne sais quoi dans le cœur qui ressemblait à du désespoir, mais incliné devant la foi qui l’animait, devant cette grande illusion salutaire qui brillait d’un éclat surnaturel dans les ténèbres, les victorieuses ténèbres dont je n’aurais su la défendre, dont je ne pouvais me défendre moi-même.

— « Quelle perte pour moi — pour nous, se reprit-elle avec une magnanime générosité, et elle ajouta dans un murmure : « pour le monde entier »… Aux dernières lueurs du crépuscule je pouvais distinguer la lumière de ses yeux pleins de larmes, de larmes qui ne voulaient pas couler.

— « J’ai été très heureuse, très fortunée, très fière, continua-t-elle. Trop fortunée, trop heureuse pendant quelque temps. Et maintenant je suis malheureuse pour toujours… »

« Elle se leva. Ses cheveux blonds semblaient recueillir, dans un scintillement doré, tout ce qui restait de clarté dans l’air. Je me levai à mon tour.

— « Et de tout cela, fit-elle encore, avec désolation, de tout ce qu’il promettait, de toute sa grandeur, de cette âme généreuse, de ce cœur si noble,