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lumineux et drapés. Des dorures luisaient sur les pieds recourbés et le dossier des fauteuils. La large cheminée de marbre était d’une froide et monumentale blancheur. Un piano à queue s’étalait massivement dans un angle, avec d’obscurs reflets sur ses plans unis, pareil à un sombre sarcophage poli. Une haute porte s’ouvrit, se referma. Je me levai.

« Elle s’avança, tout en noir, la face pâle, comme flottant vers moi dans le crépuscule. Elle était en deuil. Il y avait plus d’un an qu’il était mort : plus d’un an depuis que la nouvelle était arrivée, mais il apparaissait bien qu’elle était destinée à se souvenir et à pleurer toute la vie. Elle prit mes deux mains dans les siennes et murmura : « J’avais entendu dire que vous viendriez… » Je remarquai qu’elle n’était pas très jeune — j’entends qu’elle n’avait rien de la jeune fille. Elle avait, de l’âge mûr, toutes les aptitudes à la fidélité, à la foi, à la souffrance. La pièce s’était faite plus obscure, comme si toute la triste lumière de cet après-midi couvert se fût réfugiée sur son front. Cette chevelure blonde, ce pâle visage, ce dur sourcil, semblaient comme entourés d’un halo cendré d’où les yeux sombres me dévisageaient. Leur regard était innocent, profond, respirant la confiance et l’invitant à la fois. Elle portait sa tête meurtrie, comme si elle eût été fière de sa meurtrissure, comme si elle eût voulu dire : moi seule sais le pleurer comme il le mérite ! Mais