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et incontinent, je lui fourrai entre les mains le fameux Rapport avec autorisation de le publier s’il le jugeait à propos. Il le parcourut hâtivement, en marmottant tout le temps, opina que « cela irait » et s’esquiva avec son butin.

« Je finis par demeurer avec une mince liasse de lettres et le portrait de la jeune fille. J’avais été frappé de sa beauté — j’entends de la beauté de son expression. Je sais qu’on arrive à faire mentir jusqu’à la lumière du jour, mais on sentait bien qu’aucun artifice de pose ou d’éclairage n’avait pu prêter à ses traits une aussi délicate nuance d’ingénuité. Elle apparaissait prête à écouter sans réserve, sans méfiance, sans une pensée pour soi-même. Je décidai que j’irais la voir et lui remettrais moi-même son portrait et ses lettres. Curiosité ? — sans doute et aussi quelque autre sentiment, peut-être… Tout ce qui avait appartenu à Kurtz m’était passé entre les mains : son âme, son corps, sa station, ses projets, son ivoire, sa carrière. Il ne restait guère que son souvenir et sa Fiancée, et dans un certain sens je tenais à céder cela aussi au passé, à confier personnellement tout ce qui me restait de lui à cet oubli qui est le dernier mot de notre sort commun. Je ne me défends pas. Je ne me rendais pas clairement compte de ce qui se passait en moi. Peut-être n’était-ce qu’instinctive loyauté ; peut-être réalisation d’une de ces ironiques nécessités qui se dis-