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bien plus tard, j’entendis à nouveau, non pas sa voix, mais l’écho de sa magnifique éloquence qui jaillissait vers moi d’une âme aussi lucidement pure qu’une falaise de cristal.

« Non, ils ne m’enterrèrent pas, bien qu’il y ait eu en fait une période de mon existence dont je ne me souviens que confusément, avec un étonnement frissonnant, comme d’un passage au travers d’un monde sans espoir et sans désir. Je finis par me retrouver dans la ville des sépulcres, excédé de l’aspect des gens qui se pressaient dans la rue pour se dérober mutuellement quelques sous, absorber leur infâme cuisine, avaler leur bière malsaine, rêver leurs rêves médiocres et imbéciles. Ils empiétaient sur mes pensées. C’étaient des intrus et leur prétendue connaissance de la vie n’était à mes yeux qu’irritante prétention, tant j’étais assuré qu’ils ne pouvaient savoir les choses que je savais. Leur attitude, qui était simplement celle de créatures ordinaires vaquant à leurs affaires dans un sentiment de parfaite sécurité, me paraissait intolérable comme l’outrageante suffisance de la folie en face d’un danger qu’elle est incapable de discerner. Je ne me sentais aucun désir spécial de les éclairer, mais quelquefois j’avais peine à me retenir de pouffer au nez de ces personnages gonflés de suffisance. Il me faut dire que je ne me sentais pas fort bien à cette époque. Je me traînais dans les rues (il y avait plusieurs affaires à régler) en rica-