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tous les cœurs qui battent dans les Ténèbres. Il avait conclu, il avait jugé : « L’horreur ! » — C’était un homme remarquable. Après tout, c’était là l’expression d’une façon de croyance ; elle avait sa naïveté, sa conviction ; il y avait un vibrant accent de révolte dans son murmure ; c’était le visage terrifiant de la vérité qu’on vient d’apercevoir ; le bouleversant mélange du désir et de la haine. Et ce dont je me souviens avec le plus de netteté, ce n’est pas de ma propre extrémité : vision grisâtre, sans forme, remplie de douleur physique et d’un mépris inconscient pour toutes les choses qui s’effacent, pour la douleur même. — Non, c’est par son agonie que j’ai l’impression d’avoir passé. Il avait, lui, il est vrai, fait le dernier pas, il avait franchi le seuil dont il m’avait été donné de détacher mes pieds hésitants. Et peut-être est-ce là ce qui fait la différence ; peut-être toute la sagesse, toute la vérité, toute la sincérité tiennent-elles précisément dans cet inappréciable instant où nous passons le seuil de l’Invisible… Peut-être !… J’aime à croire que ma conclusion n’aurait pas été qu’un mot de mépris insouciant. Mieux vaut son cri, cent fois !… C’était une affirmation, une victoire morale, achetée par d’innombrables défaites, des terreurs abominables, des satisfactions abominables ; mais c’était une victoire. Et c’est pourquoi je suis demeuré fidèle à Kurtz jusqu’au bout et même au delà : quand