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gner ma fidélité à Kurtz une fois de plus. C’était la destinée : Ma destinée ! Quelle chose baroque que la vie : cette mystérieuse mise en œuvre d’impitoyable logique pour quels desseins dérisoires !… Le plus qu’on en puisse attendre, c’est quelque lumière sur soi-même, acquise quand il est trop tard et, ensuite, il n’y a plus qu’à remâcher les regrets qui ne meurent pas. — J’ai lutté avec la mort. C’est le plus morne combat qui se puisse concevoir. Il se déroule dans une pénombre impalpable, rien sous les pieds, rien autour de vous, pas de témoins, nulle clameur, nulle gloire, aucun grand désir de victoire, pas grande appréhension non plus de défaite, et quelle morbide atmosphère de tiède scepticisme, sans ferme conviction de votre bon droit et encore moins de celui de l’adversaire. Si telle est la forme de sagesse suprême, la vie vraiment est une plus profonde énigme que certains d’entre nous se l’imaginent. Il tint à un cheveu que je n’eusse l’occasion de prononcer ma dernière parole, et je constatai avec humiliation que probablement je n’aurais rien eu à dire. Voilà pourquoi j’affirme que Kurtz fut un homme remarquable. Il eut quelque chose à dire ; il le dit. Depuis que j’ai moi-même jeté un regard par-delà le seuil, je comprends mieux la signification de son fixe regard, qui n’apercevait plus la flamme de la bougie, mais était assez étendu pour embrasser l’univers tout entier, assez perçant pour pénétrer