La vie de Kurtz s’échappait non moins rapidement, entraînée par le reflux qui la poussait vers l’océan du temps inexorable. Le Directeur était très calme : il n’éprouvait plus à présent d’inquiétudes sérieuses ; il nous enveloppait tous les deux d’un regard sagace et satisfait : « l’affaire » s’était terminée aussi bien qu’il l’eût pu souhaiter. Je vis approcher le moment où j’allais être seul à représenter le parti des « méthodes imprudentes ». Les pèlerins déjà me considéraient d’un œil défavorable. J’étais, si je puis m’exprimer ainsi, accouplé au mort. Étrange, la manière dont j’acceptai cette association imprévue, ce choix de cauchemar qui m’avait été imposé sur une terre ténébreuse envahie par ces piètres et rapaces fantômes…
« Kurtz discourait. Quelle voix ! Elle conserva sa profonde sonorité jusqu’à la fin. Elle survivait à sa force pour continuer de dissimuler sous les draperies magnifiques de l’éloquence l’aride obscurité de son cœur… Ah, il luttait ! Il luttait ! Le désert de sa pensée fatiguée était hanté à présent d’images brumeuses, images de gloire et de fortune circulant servilement autour de son inépuisable don d’expression noble et élevée. « Ma Fiancée, ma station, ma carrière, mes projets » — tels étaient les thèmes de ces manifestations de sentiments sublimes. L’ombre du vrai Kurtz se tenait au chevet creux du simulacre qui avait eu pour destin d’être bientôt enfoui dans la moisissure de cette