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il ronflait très légèrement. Je le laissai à ses songes et sautai sur la berge. Je n’eus pas à trahir M. Kurtz ; il était dit que je ne le trahirais jamais ; il était écrit que je resterais fidèle au cauchemar de mon choix. Je tenais à traiter seul avec cette ombre, et à l’heure actuelle, j’en suis encore à me demander pourquoi j’étais si jaloux de ne partager avec personne la particulière horreur de cette épreuve.

« Aussitôt que j’atteignis la rive, je distinguai une piste, une large piste dans l’herbe. Je me souviens de l’exaltation avec laquelle je me dis : Il est incapable de marcher : il se traîne à quatre pattes ; je le tiens !… — L’herbe était mouillée de rosée. J’avançais à grands pas, les poings fermés. J’imagine que j’avais quelque vague idée de lui tomber dessus et de lui administrer une raclée. C’est possible. J’étais plein d’idées ridicules. La vieille qui tricotait avec son chat près d’elle s’imposa à mon souvenir, et il m’apparaissait qu’elle était bien la personne la moins désignée au monde pour prendre une place à l’autre bout d’une telle histoire. Je voyais une file de pèlerins criblant l’air de plomb avec leurs Winchester appuyés à la hanche. J’avais l’impression que je ne retrouverais plus jamais le vapeur et je m’imaginais vivant seul et sans arme, dans une forêt, jusqu’à un âge avancé. Un tas de pensées absurdes !… Et je m’en souviens, je prenais les battements du