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revoir… », fit-il. Il me serra les mains, et disparut dans la nuit. Je me demande parfois, si je l’ai vu, réellement vu, s’il est possible que je me sois trouvé en présence d’un tel phénomène…

« Lorsque je me réveillai, peu après minuit, son avertissement me revint à l’esprit et le danger qu’il m’avait fait sous-entendre, me parut, parmi l’obscurité étoilée, suffisamment réel pour mériter que je prisse la peine de me lever et de faire une ronde. Sur la colline, un grand feu brûlait, illuminant par saccades un angle oblique de la maison. Un des agents avec un piquet formé de quelques-uns de nos noirs montait la garde autour de l’ivoire, mais au loin, dans la forêt, de rouges lueurs qui vacillaient, qui semblaient s’élever du sol ou y replonger parmi d’indistinctes colonnes d’un noir intense, désignaient l’endroit exact du camp où les adorateurs de M. Kurtz prolongeaient leur inquiète veillée. Le battement monotone d’un gros tambour emplissait l’air de coups étouffés et d’une persistante vibration. Le murmure soutenu d’une multitude d’hommes qui chantaient, chacun pour soit, eût-on dit, je ne sais quelle étrange incantation sortait de la muraille plate et obscure de la forêt comme le bourdonnement des abeilles sort de la ruche, et produisait un étrange effet de narcotique sur mes esprits endormis. Je crois bien que je m’assoupis, appuyé sur la lisse jusqu’au moment où je fus réveillé dans un sursaut effaré