— « Merci en tout cas », fis-je. « J’ouvrirai l’œil… » — « Mais pas un mot, n’est-ce pas ?… » reprit-il avec une anxieuse insistance. « Ce serait terrible pour sa réputation si n’importe qui… » Avec une grande gravité, je promis une discrétion absolue. — « J’ai une pirogue et trois noirs qui m’attendent non loin. Je pars. Pouvez-vous me passer quelques cartouches Martini-Henry ? » J’en avais : je lui en donnai avec la discrétion qui convenait. Tout en me clignant de l’œil, il prit une poignée de mon tabac. — « Entre marins, pas vrai ?… Ce bon tabac anglais… » Arrivé à la porte de l’abri de pilote, il se retourna. — « Dites-moi, n’avez-vous pas une paire de chaussures dont vous pourriez vous passer ? » Il souleva sa jambe. — « Voyez plutôt ? » La semelle était liée, à la manière d’une sandale, avec des ficelles, sous son pied nu. Je dénichai une vieille paire qu’il considéra avec admiration avant de la passer sous son bras gauche. L’une de ses poches (rouge écarlate) était toute gonflée de cartouches ; de l’autre (bleu foncé) émergeait les Recherches de Towson. Il paraissait s’estimer parfaitement équipé pour affronter à nouveau la sauvagerie. — « Ah ! jamais, jamais plus je ne rencontrerai un homme comme celui-là !… Vous auriez dû l’entendre réciter des poésies, — ses propres poésies à ce qu’il m’a dit… » Des poésies ! Il roulait des yeux au souvenir de ces délices ! — « Ah ! Il a élargi mon esprit. Au
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