Page:Conrad - Jeunesse, suivi du Cœur des ténèbres, 1925.pdf/215

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

jusqu’aux coudes, une tache écarlate sur sa joue basanée, d’innombrables colliers de perles de verre autour du cou, quantité de choses bizarres, de charmes, de dons de sorciers suspendus à son corps et qui étincelaient et remuaient à chacun de ses pas. Elle devait porter sur elle la valeur de plusieurs défenses d’éléphants ! Elle était sauvage et superbe, les yeux farouches, magnifique ; son allure délibérée avait quelque chose de sinistre et d’imposant. Et parmi le silence qui était subitement tombé sur ce mélancolique pays, l’immense sauvagerie, cette masse colossale de vie féconde et mystérieuse, semblait pensivement contempler cette femme, comme si elle y eût vu l’image même de son âme ténébreuse et passionnée.

« Elle s’avança jusqu’à la hauteur du vapeur, s’arrêta et nous fit face. Son ombre s’allongea en travers des eaux. Sa désolation, sa douleur muette mêlée à la peur du dessein qu’elle sentait se débattre en elle, à demi formulé, prêtait à son visage un aspect tourmenté et tragique. Elle demeura à nous considérer sans un geste, avec l’air, — comme la sauvagerie elle-même, — de mûrir on ne sait quelle insondable intention. Une minute tout entière s’écoula et puis elle fit un pas en avant. Il y eut un tintement faible, un éclat de métal jaune, une ondulation dans ses draperies frangées et elle s’arrêta, comme si le cœur lui eût manqué. Le jeune homme près de moi grommela. Derrière