comme si d’être à la merci de cet affreux fantôme eût été quelque chose de déshonorant. Je n’entendais pas un son, mais au travers de mes jumelles, je distinguais le bras mince impérieusement tendu, la mâchoire inférieure qui remuait et les yeux de l’apparition brillant obscurément, enfoncés dans cette tête osseuse que de grotesques saccades faisaient osciller. Kurtz, Kurtz, cela signifie court en allemand, n’est-ce pas ?… Eh bien, le nom était aussi véridique que le reste de sa vie, que sa mort même. Il paraissait avoir sept pieds de long au moins. Il avait rejeté sa couverture et son corps atroce et pitoyable en surgissait comme d’un linceul. Je voyais remuer la cage de son thorax, les os de son bras qu’il agitait. Il était pareil à une vivante image de la mort, sculptée dans du vieil ivoire, qui aurait tendu la main, d’un air de menace, vers une immobile cohue d’hommes faits d’un bronze obscur et luisant. Je le vis ouvrir la bouche toute grande : il en prit un aspect extraordinairement vorace, comme s’il eût voulu avaler tout l’air, toute la terre, tous les hommes devant lui. Une voix profonde en même temps me parvint faiblement. Il devait crier à tue-tête !… Et soudain, il s’écroula. La civière vacilla tandis que les porteurs reprenaient leur marche en titubant, et presque en même temps, je remarquai que la foule des sauvages se dissipait sans qu’aucun mouvement de retraite
Page:Conrad - Jeunesse, suivi du Cœur des ténèbres, 1925.pdf/212
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
