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âme sur la berge. La brousse n’avait pas un frémissement.

« Et tout à coup, tournant l’angle de la maison, un groupe d’hommes apparut, comme surgi de terre. Ils avançaient enfoncés jusqu’à mi-corps dans les hautes herbes, formés en bloc compact et portant au milieu d’eux une civière improvisée. À l’instant, dans le vide du paysage, une clameur s’éleva, dont l’acuité perça l’air immobile ainsi qu’une flèche pointue volant droit au cœur du pays, et comme par enchantement, un torrent d’êtres humains nus, avec des lances dans leurs mains, avec des arcs, des boucliers, des yeux féroces et des gestes sauvages, fut lâché dans la clairière par la sombre et pensive forêt. La brousse trembla. Les hautes herbes un instant s’inclinèrent, et ensuite tout demeura coi dans une attentive immobilité.

— « Et maintenant, s’il ne dit pas le mot qu’il faut, nous sommes tous fichus… » fit le Russe à mon oreille. Le groupe d’hommes avec la civière s’était arrêté, lui aussi, comme pétrifié, à mi-chemin du vapeur. Par-dessus les épaules des porteurs, je vis l’homme de la civière se mettre sur son séant, décharné et un bras levé. — « Espérons, fis-je, que l’être qui sait si bien parler de l’amour en général trouvera quelque raison particulière de nous épargner cette fois !… » J’étais amèrement irrité de l’absurde danger de notre situation,