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clairement qu’il n’y avait rien d’avantageux dans la présence de ces têtes. Elles témoignaient simplement que M. Kurtz était dénué de retenue dans la satisfaction de ses divers appétits, que quelque chose lui manquait, une pauvre petite chose qui, lorsque le besoin s’en faisait sentir, se cherchait en vain parmi tant de magnifique éloquence. Qu’il se rendît compte de cette lacune, je ne saurais le dire. Je crois qu’il en eut le sentiment vers la fin, presque à son dernier moment. La sauvagerie, elle, n’avait guère tardé à le percer à jour et s’était terriblement revanchée de la fantastique invasion. Il m’apparaît qu’elle lui avait chuchoté à l’oreille certaines choses sur lui-même qu’il ignorait, dont il n’avait pas le moindre soupçon, avant d’avoir pris conseil de la grande solitude — et le chuchotement s’était révélé irrésistiblement fascinateur. L’écho avait été d’autant plus profond en M. Kurtz qu’il était creux à l’intérieur… J’abaissai la lorgnette, et la tête qui m’était apparue si proche que j’aurais pu, pour ainsi dire, lui adresser la parole, disparut loin de moi dans l’inaccessible distance.

« L’admirateur de M. Kurtz était un peu penaud. D’une voix rapide et indistincte, il m’assura qu’il n’avait pas osé enlever ces… ces… — disons, ces symboles… Ce n’est pas qu’il eût peur des indigènes : ils n’auraient pas bougé, à moins que M. Kurtz ne leur fît signe. Son ascendant sur eux