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de patiente attente, d’inaccessible silence. Le Russe m’expliquait que Kurtz n’avait regagné le fleuve que depuis peu, ramenant avec lui tous les guerriers de cette tribu lacustre. Il était resté absent pendant plusieurs mois, — à se faire adorer, je suppose !… — et était rentré à l’improviste, méditant selon toute apparence quelque raid de l’autre côté du fleuve ou en aval. Évidemment le désir d’avoir un peu plus d’ivoire l’avait emporté sur — comment dirai-je !… — sur de moins matérielles aspirations… Cependant son état de santé avait empiré brusquement. — « J’appris qu’il était couché, privé de tous soins : aussi j’accourus et risquai le coup…, dit le Russe. Oh, il est bas, il est très bas !… » Je dirigeai la lorgnette vers la maison. Aucun signe de vie : je n’apercevais que le toit croulant, la longue muraille de boue au-dessus des hautes herbes, avec trois trous en guise de fenêtres et dont aucun n’était pareil à son voisin ; tout m’apparaissait comme à portée de main, eût-on dit. Et tout à coup un geste m’échappa, et l’un des derniers poteaux qui subsistassent de la clôture évanouie disparut subitement du champ de ma vision. J’avais été frappé de loin, vous vous en souvenez, par certains essais de décoration que rendait d’autant plus remarquable l’état de délabrement du lieu. Il venait de m’être donné de les considérer de plus près et l’effet immédiat avait été de me faire rejeter la tête en arrière, comme