parfois aussi, il valait mieux pour moi garder mes distances. Cet homme souffrait trop. Il détestait toutes choses ici, et pour je ne sais quelle raison, il ne pouvait s’en détacher. Quand j’en eus l’occasion, je le suppliai encore de s’en aller, alors qu’il en était temps encore. Je lui offris de rentrer avec lui. Il acceptait et n’en demeurait pas moins ici. Il partait pour une autre chasse à l’ivoire, disparaissait pendant des semaines, s’oubliait parmi ces gens — oui, s’oubliait lui-même, comprenez-vous !… » — « Quoi, il est fou ! » fis-je. Il protesta avec indignation. M. Kurtz ne pouvait être fou. Si je l’avais entendu parler, il y a deux jours seulement, je n’aurais osé risquer une telle supposition… J’avais pris mes jumelles tandis qu’il parlait, et j’inspectais la rive, fouillant des yeux la lisière de la forêt de chaque côté de la maison et derrière celle-ci. Le sentiment qu’il y avait des yeux dans cette brousse — si silencieuse, si tranquille, aussi silencieuse et tranquille que la maison en ruines, sur le sommet de la colline — me mettait mal à l’aise. Pas la moindre trace sur la face des choses de l’extraordinaire histoire qui m’était moins contée que suggérée par ces exclamations désolées, ces haussements d’épaules, ces phrases interrompues, ces allusions finissant sur de profonds soupirs. La forêt demeurait impassible, comme un masque ; épaisse comme la porte close d’une prison, elle regardait d’un air de sagesse secrète,
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