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pensées, commandait ses émotions : « Que voulez-vous ! » éclata-t-il. « Il est arrivé ici avec l’éclair et le tonnerre à la main : jamais ces gens n’avaient rien vu de pareil, ni d’aussi terrible. Car il pouvait être terrible !… Impossible de juger M. Kurtz comme on ferait d’un homme quelconque. Non, mille fois non !… Tenez — rien que pour vous donner une idée, un jour, je n’hésite pas à vous le dire, il a voulu me tirer dessus… mais je ne le juge pas !… » — « Tirer sur vous, m’écriai-je. Et pourquoi ?… » — « Oh, j’avais un petit lot d’ivoire que m’avait donné le chef du village, près de ma maison. J’avais l’habitude, voyez-vous, de tirer du gibier pour eux. Eh bien, il a prétendu l’avoir et rien ne l’en a fait démordre. Il a déclaré qu’il me fusillerait à moins que je ne lui donnasse l’ivoire et que je ne déguerpisse ensuite, attendu qu’il en avait le pouvoir et l’envie par surcroît, et qu’il n’y avait rien au monde qui pût l’empêcher de tuer qui bon lui semblait. Et c’était vrai… Je lui donnai l’ivoire. Cela m’était bien égal. Mais je ne déguerpis pas. Non, je n’aurais pu le quitter… Il me fallût être prudent, bien entendu jusqu’au moment où nous fûmes amis de nouveau, pour un temps. C’est alors qu’il eut sa seconde maladie. Ensuite, j’eus à me tenir à l’écart, mais je ne lui en voulais pas. Il passait la plus grande partie de son temps dans ces villages sur le lac. Quand il regagnait le fleuve, parfois il s’attachait à moi ;