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avec orgueil, de soigner Kurtz durant deux maladies de celui-ci (et il parlait de cela comme on ferait d’un exploit plein de risques…) mais, généralement, Kurtz errait seul dans les profondeurs de la forêt. « Souvent, quand je me rendais à cette station, il m’a fallu passer des jours et des jours à attendre qu’il revînt », dit-il, « et cela valait la peine d’attendre, parfois !… » — « Que faisait-il ?… De l’exploration… », demandai-je. « Bien sûr !… » Il avait découvert des tas de villages et même un lac. Mon homme ne savait pas exactement dans quelle direction, car il était dangereux de poser trop de questions, mais la plupart des expéditions de Kurtz pourtant avaient l’ivoire pour objet. — « Toutefois, objectai-je, il ne devait plus avoir de marchandises à troquer. » Il détourna les yeux : « Oh, même à l’heure actuelle, il reste pas mal de cartouches !… » — « Appelons les choses par leur nom, fis-je. Il razziait simplement le pays ?… » Il fit oui de la tête. — « Il n’était pas seul sûrement… » Il bredouilla quelque chose au sujet des villages autour de ce lac. — « Kurtz, n’est-ce pas, suggérai-je, se faisait suivre par la tribu… » Il témoigna quelque embarras. « Ils l’adoraient, » fit-il. Le ton de ces paroles était si extraordinaire que je le considérai avec attention. La répugnance qu’il éprouvait à parler de Kurtz se mêlait curieusement en lui au besoin de raconter. L’homme remplissait sa vie, occupait toutes ses