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frotter leurs coques l’une contre l’autre… J’imagine que Kurtz éprouvait le besoin d’un auditoire, attendu qu’une fois, tandis qu’ils étaient campés dans la forêt, ils avaient passé toute la nuit à parler, — ou plus vraisemblablement, c’était Kurtz qui avait parlé… — « Nous avons parlé de tout, me dit-il, encore transporté à ce souvenir. J’en avais oublié la notion même du sommeil. Cette nuit ne me parut pas durer plus d’une heure… — De tout, de tout !… Et même d’amour… » « Il vous parlait d’amour », fis-je fort surpris. — Il eut un cri presque passionné. « Oh, ce n’était pas ce que vous pensez !… Il parlait d’une manière générale… Il m’a fait comprendre des choses, bien des choses !… »

« Il leva les bras. Nous étions sur le pont à ce moment et le chef de mes coupeurs de bois, étendu non loin, tourna vers lui son regard lourd et brillant. Je jetai les yeux autour de moi, et je ne sais pourquoi, mais je vous assure que jamais cette terre, ce fleuve, cette brousse, l’arc même de ce ciel enflammé ne m’apparurent plus sombres et plus désespérés, plus impénétrables à tout sentiment, plus impitoyables à toute faiblesse humaine. — « Et depuis lors, fis-je, vous êtes demeuré avec lui, naturellement ?… »

« Point du tout. Il paraît que leurs relations avaient été très intermittentes pour diverses raisons. Il lui était arrivé, ainsi qu’il me l’apprit