Page:Conrad - Jeunesse, suivi du Cœur des ténèbres, 1925.pdf/198

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pendant près de deux ans, seul, séparé de tout le monde et de toutes choses. — « Je ne suis pas aussi jeune que j’en ai l’air. J’ai vingt-cinq ans, m’expliqua-t-il. D’abord, le vieux Van Shuyten essaya de m’envoyer au diable, contait-il avec un sensible amusement, mais je m’obstinai et parlai, parlai tant et si bien qu’à la fin il eut peur que son chien favori n’en fît une maladie, de sorte qu’il me donna une pacotille et quelques fusils en me disant qu’il espérait bien ne plus me revoir. Brave vieux Hollandais, ce Van Shuyten !… Je lui ai expédié un petit lot d’ivoire il y a un an, ainsi il ne pourra me traiter de filou lorsque je rentrerai. J’espère qu’il l’a reçu… Pour le reste, je m’en fiche… J’avais préparé un tas de bois pour vous… C’était mon ancienne maison. L’avez-vous vu ?… »

Je lui tendis le livre de Towson. Il faillit se jeter à mon cou, mais se retint. — « Le seul livre qui me restât et je pensais l’avoir perdu, fit-il en le considérant avec extase. Il y a tant d’accidents qui vous guettent quand on circule ici seul… Les canots parfois chavirent, et parfois aussi, il faut décamper si vite, quand les gens se fâchent… » Il feuilletait les pages. — « Vous y avez fait des annotations en russe », dis-je. Il fit oui de la tête. « J’avais cru qu’elles étaient rédigées en chiffre… » — Il se mit à rire puis, avec sérieux : « J’ai eu beaucoup de peine à tenir ces gens-là à distance… » — « Est-ce qu’ils voulaient vous tuer ?… » demandai-je. —