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maintenant… » — Il agita le bras et en un instant se trouva enfoncé dans l’abîme du découragement. D’un bond toutefois il en émergea, prit possession de mes deux mains et les serra sans arrêter, tout en bredouillant « Collègue, marin… Honneur… plaisir… délice… me présente moi-même… Russe… fils d’un archiprêtre… Gouvernement de Tambov… Quoi ! du tabac ?… Du tabac anglais ; cet excellent tabac anglais !… Ah, cela, c’est d’un frère… si je fume ?… Quel est le marin qui ne fume pas… »

« La pipe lui rendit quelque calme, et peu à peu je démêlai que s’étant échappé du collège, il s’était embarqué sur un navire russe, s’était enfui à nouveau et avait servi pendant quelque temps sur des navires anglais ; qu’il était maintenant réconcilié avec l’archiprêtre… Il insistait sur ce point. — « Mais quand on est jeune, on doit voir du pays, acquérir de l’expérience, des idées, élargir son intelligence… » « Même ici !… » fis-je en l’interrompant. — « Sait-on jamais !… C’est ici que j’ai rencontré M. Kurtz… » me répondit-il d’un ton de reproche et d’enfantine solennité. Je tins ma langue désormais. Il paraît qu’il avait amené une maison de commerce hollandaise de la côte à lui confier des provisions, des marchandises et qu’il s’était enfoncé dans l’intérieur d’un cœur léger, sans plus se soucier qu’un enfant de ce qui pouvait lui arriver. Il avait erré sur le fleuve