je compris. Il avait l’air d’un arlequin… Ses vêtements étaient faits de ce qui sans doute avait été autrefois de la toile brune, mais ils étaient entièrement couverts de pièces éclatantes, bleues, rouges, jaunes, — pièces dans le dos, sur le devant, sur les coudes, aux genoux ; ganse de couleur au veston, ourlet écarlate au fond de son pantalon ; et le soleil le faisait paraître extraordinairement gai et propre en même temps, parce qu’on pouvait voir avec quel soin ce rapiéçage avait été fait. La face imberbe et enfantine, très blond, pas de traits pour ainsi dire, un nez qui pelait, de petits yeux bleus, force sourires et froncements qui se succédaient sur cette physionomie ouverte, comme l’ombre et la lumière sur une plaine balayée par le vent. « Attention, capitaine ! » cria-t-il. « Il y a un tronc d’arbre qui s’est logé ici la nuit dernière… » — « Quoi, encore un !… » J’avoue que je lâchai un scandaleux juron. Peu s’en fallut que je n’éventrasse mon raffiau pour finir cette charmante excursion. L’arlequin sur la rive leva vers moi son petit nez camus : « Anglais, fit-il, tout illuminé d’un sourire. — Et vous ? » hurlai-je de la barre. Le sourire s’éteignit et il hocha la tête, comme pour s’excuser d’avoir à me désappointer. Mais il s’éclaira à nouveau : « Peu importe ! » continua-t-il d’un ton d’encouragement. Je demandai : « Arrivons-nous à temps ?… » — « Il est là-haut, » répondit-il avec un geste de la tête vers le
Page:Conrad - Jeunesse, suivi du Cœur des ténèbres, 1925.pdf/195
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
