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grain de sable dans un noir Sahara. Mais, voyez-vous, il avait servi à quelque chose ; il avait gouverné : pendant des mois, je l’avais eu derrière moi, comme une aide, un instrument. Cela avait créé une sorte d’association. Il gouvernait pour moi : il me fallait le surveiller. Je m’irritais de son insuffisance et ainsi un pacte subtil s’était formé dont je ne m’aperçus qu’au moment où il fut brusquement rompu. Et l’intime profondeur de ce regard qu’il me jeta, en recevant sa blessure, est demeurée jusqu’à ce jour dans ma mémoire, comme si, à l’instant suprême, il eût voulu attester notre distante parenté.

« Pauvre diable ! Que n’avait-il laissé ce volet en paix ! Mais il n’avait aucune retenue, aucun contrôle de soi-même — pas plus que Kurtz ! Il était l’arbre balancé par le vent… Aussitôt que j’eus enfilé une paire de pantoufles sèches, je le tirai hors de la cabine, après avoir arraché la lance de son côté : opération que, — je l’avoue, — j’accomplis les yeux fermés. Ses talons sautèrent sur le pas de la porte ; ses épaules pesaient sur ma poitrine, je le tirais à reculons avec une énergie désespérée. Ce qu’il était lourd ! lourd ! Il me paraissait plus lourd qu’aucun homme ne l’avait jamais été !… Ensuite, sans autre cérémonie, je le fis basculer par-dessus bord. Le courant le saisit comme s’il n’eût été qu’une simple touffe d’herbes, et je vis le corps rouler deux fois sur lui-