Page:Conrad - Jeunesse, suivi du Cœur des ténèbres, 1925.pdf/190

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

plus tard, lorsqu’il revint en quelque sorte à lui, il me pria à plusieurs reprises de prendre soin de son « opuscule » (c’est ainsi qu’il l’appelait) tant il était assuré qu’il aurait une heureuse influence sur sa carrière. J’eus des renseignements complets sur toutes ces choses ; en outre il advint que c’est moi qui eus à prendre soin de sa mémoire. Ce que j’ai fait pour elle me donnerait le droit indiscutable de la vouer, si tel était mon bon plaisir, à l’éternel repos du seau à ordures du progrès, parmi toutes les balayures et — je parle au figuré — tous les chiens crevés de la civilisation. Mais, voyez-vous, je n’ai pas le choix. Il ne veut pas se laisser oublier. Quoi qu’il eût été, il n’était pas banal. Il avait le don de charmer ou d’épouvanter à ce point des âmes rudimentaires, qu’elles se lançaient en son honneur dans je ne sais quelles danses ensorcelées : il avait le don aussi de remplir les petites âmes des pèlerins d’amères méfiances ; il avait un ami du moins et il avait fait la conquête d’une âme qui n’était ni corrompue ni entachée d’égoïsme. Non, je ne puis l’oublier, bien que je n’aille pas jusqu’à affirmer qu’il valût la vie de l’homme que nous perdîmes en allant le chercher. Mon timonier me manqua terriblement. Il commença à me manquer alors que son corps était encore étendu dans l’abri de pilote. Peut-être trouverez-vous passablement inattendu ce regret pour un sauvage qui ne comptait guère plus qu’un